Politiques des mouvements de guérilla : moteur de l'égalité des sexes ?

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A woman with her back to the camera aims down a rifle
Une combattante kurde du YPJ. Source : flickr / CC2.0
Author(s)
Beatriz Pimenta Klein

La violence féminine a toujours intrigué. Du mythe grec de Méduse à la fable de la veuve noire, les hommes se demandent depuis des siècles ce qui pourrait transformer leurs adorables compagnes en créatures aussi violentes. Sexualité déviante, irrationalité ou encore émotivité, nombreuses sont les explications qui ont été avancées pour tenter d'expliquer ce phénomène étrange : la violence commise par les femmes.

Loin d'être naturelle, la différence de comportement entre hommes et femmes découle d’une forme répétée de socialisation, ce qui signifie que les caractéristiques généralement perçues comme « viriles » (comme l'agressivité et l'esprit de compétition) sont une normalisation collective de certains comportements. La manière d’exprimer les émotions et la personnalité ne provient pas de la condition masculine, mais de l'association des hommes à la masculinité qui leur confère ces rôles et ces privilèges.

Les femmes n’ont été acceptées comme citoyennes ayant des droits que très récemment. D’un point de vue historique, les femmes se sont cantonnées aux domaines privés de la société civile. De ce fait, la violence commise par les femmes est un phénomène qui, d'un point de vue historique, est considéré comme anormal et politiquement inacceptable. Les hommes, toutefois, peuvent se livrer à des activités violentes en toute légitimité. Il est traditionnellement admis que (1) seuls les hommes ont le droit de s'engager dans l'armée, et (2) les normes de comportement communément admises postulent que les hommes sont naturellement agressifs, etc.

Ces constructions sociales du genre sont de puissantes structures qui ont façonné nos sociétés, et par conséquent, l'État. Ainsi, les organisations militaires sont étroitement liées au développement de la masculinité (par opposition aux valeurs attribuées à la féminité). D'après l'ouvrage de Cynthia Enloe intitulé « Manœuvres : La politique internationale visant à militariser la vie des femmes », les valeurs véhiculées par les institutions militaires se propagent dans la société au cours du processus de militarisation : « [le groupe social militarisé] passe sous le contrôle de l'armée, en devient dépendant ou tire sa valeur de l'armée en tant qu'institution ou critère militariste ». La militarisation a lieu lorsque le conflit armé se profile à l'horizon, ce qui se traduit par une préparation logistique et culturelle par anticipation de la violence.

Le processus de militarisation, dérivé de ce dernier concept, impose des rôles de genre atypiques par rapport au fonctionnement habituel de ce groupe social. Dans les conflits armés, les rôles de genre sont renforcés de différentes manières qui peuvent se révéler extrêmement dommageables pour les femmes.

Tout au long de cet article, nous illustrerons et élargirons la compréhension du phénomène de participation des femmes à la violence politique (par « violence politique », cet article fait référence à toute forme de confrontation violente, comprenant les conflits armés, le terrorisme, la guérilla, ainsi que d'autres formes de manifestation de violence politique) et analyserons le militarisme comme outil permettant d'atteindre des objectifs politiques / sociaux. Pour cela, je m'appuierai sur l'expérience des femmes participant à la guérilla des FARC-EP (Forces armées révolutionnaires de Colombie-Armée du peuple) et du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) / PYD (Parti de l'union démocratique) / YPJ (Unités de protection de la femme).

Les femmes dans les mouvements de guérilla

Le monde académique propose de nombreuses explications à l'éclatement de conflits civils : de la binarité avidité/doléance au concept d'États défaillants / fragiles. Une autre lecture possible est l'inégalité des genres agissant comme catalyseur des tensions et de la continuité des conflits internes.

Les conflits kurdes et colombiens ont éclaté dans un contexte de démocraties fragiles et de grande vulnérabilité économique, faisant apparaître les mouvements de guérilla comme des alternatives pour les communautés défavorisées. Compte tenu du fait que les femmes connaissent des niveaux de privation économique plus importants, il est évident que les femmes sont particulièrement vulnérables aux campagnes de recrutement des groupes de guérilla, au-delà de simples motivations idéologiques (d'inspiration marxiste-léniniste).

La vulnérabilité socio-économique et l'engagement idéologique sont de bonnes explications de la participation des femmes aux mouvements de guérilla. Mais elles ne sont pas exhaustives : la condition féminine dans la société kurde et colombienne constitue également un puissant moteur de l'adhésion des femmes à ces groupes. Cela n'est pas uniquement dû au (manque de) possibilités offertes aux femmes dans d'autres endroits. Cela s’explique aussi par l’insécurité qu'elles éprouvent en raison de croyances et de pratiques sexistes, telles que les rôles de genre traditionnels en rapport avec le mariage et la famille, la répression sexuelle, la violence sexiste, le manque d'éducation, etc.

FARC-EP

S'engager auprès des mouvements de guérilla offre une liberté d'action qui ne serait pas accessible aux femmes en d'autres circonstances. Ces organisations constituent, à bien des égards, un refuge pour les femmes. Dans leur article « Comme aller à une fête - le rôle des femmes combattantes dans les FARC-EP de Colombie », Herrera & Porch expliquent que « pour de nombreuses jeunes femmes, les FARC offrent un sanctuaire à l’écart des abus physiques et verbaux, parfois sexuels, les valorisent par les armes, leur attribuent des rôles et des tâches définis qui leur permettent de contrôler leur vie dans une certaine mesure ».

Depuis 1985, le règlement des FARC-EP contient une clause prévoyant l'égalité de traitement entre les femmes et les hommes au sein de la guérilla. Rajoutées à la peine de mort pour les délinquants sexuels, ces politiques ont certainement encouragé les femmes à rejoindre le mouvement. Néanmoins, ces pratiques discursives ne traduisaient aucune forme de neutralité de genre ou de libération des femmes, mais plutôt une forme de masculinisation des combattantes. Comme le souligne Méndez, les traits féminins n'étaient souhaitables que dans certaines circonstances privées / intimes : « Certains aspects traditionnels de la féminité sont militarisés et intégrés, et les femmes évoluent dans un environnement qui les oblige à imiter les hommes (par exemple, au combat) tout en conservant certains traits que l'on pense « naturels » pour les femmes ».

De ce fait, même si 40% des combattants colombiens étaient en réalité des femmes en 2007, seules deux femmes combattantes occupaient des postes à hautes responsabilités. Le haut commandement du groupe a cantonné les femmes à des fonctions déterminées, les empêchant d'évoluer au sein de la guérilla.

Les témoignages d'anciennes combattantes de la guérilla montrent que la participation des femmes aux FARC-EP n'a entraîné aucun changement des structures sociales colombiennes, en particulier en ce qui concerne le genre. Après le cessez-le-feu de 2016, la société colombienne a considéré la participation des femmes à la guérilla comme un chapitre de leur vie appartenant au passé, et l’on attendait des femmes qu’elles reprennent leurs anciens rôles de genre. Comme l'a déclaré Teresa, une ancienne combattante colombienne, à propos de la réintégration : « L'homme donne des ordres, où l'homme impose ses lois...  J'ai l'habitude de donner des ordres ... c'est donc difficile pour nous. » (Herrera et Porch, 2008, p. 628).

PKK / PYD / YPJ

La condition féminine est également un facteur d'adhésion à la guérilla kurde. Cependant, à la différence des FARC-EP, l’adhésion au PKK et ses branches ultérieures ainsi qu’au PYD et sa branche, le YPJ, est motivée par l'idéologie plus que par le contexte socio-économique.

Rallié à une critique de la lutte de classe d’inspiration marxiste, le groupe, sous la direction de son leader Öcalan, estime que l'oppression de genre est la première de toutes les différenciations sociales. Depuis le Congrès du PKK de 1995, le groupe a mis en avant sa nouvelle devise « la révolution est féminine », comme illustré par la citation suivante de Öcalan reprise par Duzgun :

« Le degré de liberté et d'égalité de la femme détermine la liberté et l'égalité de tous les secteurs de la société. Pour une nation démocratique, la liberté de la femme est également très importante, car la femme libérée est le fondement d’une société libérée. La société libérée est elle-même le fondement d’une nation démocratique. De plus, la nécessité d'inverser le rôle de l'homme est d'une importance révolutionnaire ».

L'idéal de libération des femmes du groupe est connu sous le nom de jinéologie, un terme qui reconnaît le besoin d'émancipation des femmes comme condition préalable à la libération kurde : la jinéologie est la croyance qu'en démantelant le système patriarcal, une société d'un type nouveau émergera. D’après l'article de Pinar Tank « Femmes kurdes au Rojava : de la résistance à la reconstruction », cette idéologie a permis la création de nombreuses politiques à travers le Kurdistan, telles que la criminalisation des « mariages forcés, de la violence conjugale, des crimes d'honneur, de la polygamie, des mariages d'enfants et du prix de la fiancée ». Elle a également institué le principe de coprésidence (une femme et un homme partageant le même poste de gouverneur) et la condition que 40% des femmes participent à un vote pour toute décision à caractère social adoptée par les assemblées populaires.

Les témoignages de femmes combattantes réaffirment avec force les objectifs idéologiques du mouvement de guérilla. Il est intéressant de constater que l'adhésion à la libération des femmes en tant qu'objectif ne se limite pas aux combattantes mais s'étend aussi aux hommes, comme l'a souligné Karim, un combattant de 42 ans, dont le témoignage a été recueilli par Damon :

« On ne voulait pas l'accepter au début. Les femmes sont par nature plus faibles physiquement, et en temps de guerre, cela se retourne contre toi. Tu dois faire attention à la façon dont tu te bats, la façon dont tu te déplaces. On était donc contre tout ça. On ne voulait pas que les femmes soient avec nous car cela rend le combat plus difficile pour nous. Mais Öcalan a dit dans son livre que si nous essayons vraiment de créer une nouvelle société, il nous faut promouvoir les femmes. Si les femmes sont réduites en esclavage, alors les hommes le sont aussi. »

La conclusion est que la mentalité, aussi bien masculine que féminine, a changé depuis la montée de la guérilla kurde, modifiant considérablement les structures sociales de la communauté. Néanmoins, il est essentiel de se demander si cette transformation n'aurait pu être réalisée que « sous la menace d'une arme ».

Les conséquences du militarisme

Reconnaître l'effet pervers du militarisme sur les sociétés offre une perspective importante permettant de s'interroger sur la nécessité de la guérilla comme moyen de parvenir à l'égalité des sexes. La recherche sur les conflits se concentre traditionnellement sur l'analyse au niveau macro : souveraineté, capacités militaristes, puissance dure / douce… Il s'agit de l'approche militariste, une mentalité admise qui normalise la récurrence de la guerre pour résoudre les conflits. Mais comment la militarisation et les conflits armés nous affectent-ils dans la vraie vie ?

Les conflits armés sont systémiques ; ils impliquent un ensemble complexe de dynamiques et d'interactions entre les personnes. Les conflits armés concernent des identités de genre militarisées; la violence sous-jacente au conflit génère des problèmes de migration et touche les réfugiés qu’elle produit; les conflits ont une incidence sur les systèmes économiques nationaux et internationaux, affectant la production, l'emploi et la consommation; et la militarisation elle-même, en tant que processus au cours duquel toute une société s’imprègne de valeurs militarisées (ancrées dans le sexisme, l'agressivité, la dépendance aux lourdes dépenses d’armement), est un problème cyclique interne aux conflits armés qui les dépasse.

L'adhésion à des valeurs antimilitaristes nous permet de nous interroger sur la manière dont l'égalité des sexes était recherchée au sein de la société kurde. Les initiatives politiques des groupes sont d'une grande valeur, bien qu'elles devraient pouvoir se détacher d'une gestion militariste.

Leçons

Ce bref article nous a permis de voir comment les rôles des femmes au sein des FARC-EP sont restés inchangés. La mentalité des hommes concernant l'égalité des sexes, que cela soit au sein de la guérilla ou dans la société civile, n'a pas changé, même si les règles du groupe prévoyaient en théorie une équité entre ses combattants masculins et féminins. La participation des femmes à la guérilla n'a guère modifié les structures sociales colombiennes.

D'un autre côté, à travers la structure idéologique de la jinéologie, la guérilla kurde a tenté un changement structurel à l’intérieur de sa société. La participation des femmes au PKK / PYD / YPJ a entraîné une forme d'émancipation, et cette réussite ne s'est pas limitée aux frontières du groupe. De ce fait, l’on pourrait dire que la société kurde a été positivement marquée par les politiques et l'idéologie mises en œuvre par le PKK / PYD / YPJ. Néanmoins, cela ne sera jamais suffisant pour occulter le fait que, même si ces groupes repensent de manière innovante les rôles de genre au sein de leurs sociétés et modifient réellement les structures traditionnelles, ce modèle n'est pas à reproduire ailleurs, étant donné les diverses conséquences du militarisme.

L'antimilitarisme et le féminisme sont des mouvements proches, et par conséquent l'on peut sûrement repenser les questions de genre dans les zones de conflit sans que la violence militariste ne se reproduise. Le concept même de militarisme est gravé dans des préjugés sexistes, et constitue donc un point de départ pertinent vers un changement structurel de la société à l'avenir, à la fois pour les valeurs féministes et antimilitaristes.

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Information sur l'auteur

Beatriz Pimenta Klein est une étudiante brésilienne du programme de Master en études de sécurité internationale de la Scuola Sant'Anna/Université de Trente

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