Femmes, hommes et armes nucléaires

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Un blocus de femmes devant l'établissement d'armement atomique d'Aldermaston
Un blocus de femmes devant l'établissement d'armement atomique d'Aldermaston
Author(s)
Cynthia Cockburn

Cet article de Cynthia Cockburn a été publié pour la première fois dans l’édition de Broken Rifle d’Avril 2010 ; nous le publions à nouveau en l’honneur de notre chère Cynthia Cockburn décédée le 12 Septembre 2019.

Le lundi 15 février, lors du grand blocus de l'établissement d'armement atomique d'Aldermaston à Berkshire, l’un des sept portails se voit bloqué uniquement par des femmes. Un groupe d’environ dix femmes s’est réuni afin d’organiser « le portail des femmes ». Elles font partie de la Campagne des femmes pour la paix d’Aldermaston, du groupe londonien des Femmes en noire contre la guerre, de la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté, du réseau électronique des femmes contre l’OTAN, du Réseau féministe de Londres et autres groupes.

Pourquoi un portail de femmes ? Il existe une longue tradition de femmes s’organisant contre la Bombe atomique. Le 1er Mars 1954 les Etats-Unis testent l’arme nucléaire sur l’atoll de Bikini dans l’océan Pacifique. Des pêcheurs japonais dans leur bateau sont touchés par les retombées radioactives L’incident cause une vague de militantisme anti-nucléaire. Cela débute à Suginami, un quartier électoral à Tokyo. Et ce sont principalement les femmes du quartier de Suginami qui organisent la pétition pour l’interdiction des armes nucléaires : elles récoltent près de 30 millions de signatures en deux mois.

Ces essais nucléaires atmosphériques déclenchent également une autre réponse, à l’autre bout de l’océan Pacifique : le mouvement pour un Pacifique indépendant et non nucléaire. Le WNFIP (son acronyme en anglais) - Les femmes pour un Pacifique non nucléaire et indépendant – en est partie intégrante. L’une des raisons pour lesquelles les femmes s’organisent elles-mêmes est la suivante : le grand nombre des enfants auxquels elles ont donné naissance après avoir été irradiées par les essais nucléaires avaient de terribles malformations congénitales<0}

Plus tard, dans les années 1980, un énorme mouvement de femmes au Royaume-Uni se soulève contre l'introduction dans le pays de missiles nucléaires américains de croisière et Pershing . Les lecteurs du mouvement de paix Britannique n’auront guère besoin qu’on leur rappelle – le mouvement était concentré sur la base aérienne de la Royal Air Force à Greenham Common, où un important arsenal de missiles nucléaires devait être stationné. Un jour, un groupe de femmes part de Cardiff au Pays de Galles et parcourt à pied une centaine de kilomètres jusqu'à Greenham. Quand elles arrivent, le 5 septembre 1981, quatre d’entre elles s’enchaînent à la clôture et exigent un débat télévisé avec le Secrétaire d’Etat à la défense. C’est le début d’un camp spontané de femmes pour la paix, qui bientôt, compte plus de cent femmes vivant sous le plastique et la toile, et de milliers d’autres venant les week- ends suivant de groupes de soutien de Greenham qui se développent dans tout le pays. Le 12 décembre 1982, environ 30,000 femmes viennent protester au camp de Greenham Common, suffisamment pour englober complètement la base et ses 14 kilomètres de clôture. Le camp persiste jusqu’à ce que le dernier missile soit renvoyé aux Etats-Unis en 1991.

Greenham est un endroit où les femmes se sont liées les unes aux autres dans le monde entier autour de la question nucléaire. L’une des femmes venues à Greenham depuis l’Australie, Zohl de Ishtar, aide à organiser et écrit depuis des livres à propos du groupe des femmes pour un Pacifique non nucléaire et indépendant. Les femmes résistant à l’arrivée en Grande Bretagne des missiles de croisière sont en contact avec d’autres femmes s’organisant contre la même arme à Comiso en Sicile et Seneca Falls à New York.

Les femmes du camp de Greenham continuent ensuite à contribuer grandement au travail anti-nucléaire ailleurs. Pour n’en nommer que trois : Helen Johna fonde un autre camp de femmes pour la paix en 1993 à la station radar de missiles à Menwith Hill ; Rebecca Johnson (qui jouait le rôle de soutien au portail des femmes le 15 février) crée l’institution Acronyme pour le désarmement et la diplomatie (Acronym Institute for Disar­mament Diplomacy en anglais) et continue de se déplacer dans le monde entier en tant que spécialiste respectée du contrôle des armes nucléaires. Elle est l’une des fondatrices du camp des femmes pour la paix d’Aldermaston en 1985. Et Sian Jones, qui plus tard aide à mobiliser la Campagne des femmes d’Aldermaston pour la paix, suit et rend public les développements au sein de l’Atomic Weapons Establishment (institution responsable de la conception et de la fabrication des armes nucléaires du Royaume-Uni) depuis presque deux décennies.

Qu'est-ce qui amène les femmes à s'opposer en tant que femmes aux armes nucléaires, ou contre la guerre, ou contre le militarisme lui-même ? Mon travail est la recherche. Depuis douze ans maintenant je fais des recherches sur l’organisation féministe anti-guerre. Au cours de ma recherche dans de nombreux pays, j’ai constaté que les femmes ont généralement trois raisons de s’organiser séparément en tant que femmes. La première étant que les femmes ont une expérience du militarisme et de la guerre spécifique à leur genre. Enfanter des bébés avec des malformations congénitales, comme l’ont fait les femmes du Pacifique, n’est qu’une facette de cette expérience. Le viol de femmes à une échelle épidémique, comme dans la guerre de Bosnie et au Congo et au Soudan aujourd’hui, en est une autre. Et là encore, les femmes ressentent souvent une colère bien spéciale vis-à-vis des dépenses militaires car celles-ci réduisent le budget disponible envers les services publics et sociaux dont dépendent tout particulièrement beaucoup de femmes, qui effectuent la majorité des travaux domestiques, de santé et de soin, rémunérés ou non. Les femmes s’organisent en tant que femmes pour rendre l’expérience particulière des femmes en tant de paix et de guerre visible et comprise.

La seconde raison derrière cet activisme anti-guerre « réservé aux femmes » est simplement l’efficacité, pour que les femmes puissent exercer un choix. Souvent dans des groupes mixtes, ce sont les hommes qui prennent les devants. Ils n’ont peut-être pas l’intention de dominer, mais d’une manière ou d’une autre, leurs voix ont plus de poids. Ce n’est pas le cas dans tous les groupes. Il y a des groupes dans le mouvement de paix qui sont très soucieux de la manière dont ils traitent les relations entre les sexes. Mais certaines femmes dans les groupes « pas si merveilleux » en viennent à penser, m’ont-elles dit, la chose suivante : « Je ne peux pas perdre mon temps avec ce ‘double militantisme’ – avoir à lutter dans le groupe afin de lutter dans le monde.  Faisons-le entre nous. » Cela augmente la portée de la voix des femmes et les femmes peuvent faire des choix, choisir les styles et stratégies de leur organisation et action qui leur conviennent en tant que femmes et qui sont différents de ceux de certains groupes mixtes.

Donc, premièrement, rendre l’expérience féminine visible et deuxièmement, faire les choses d’une manière particulière. Mais il existe une troisième raison pour laquelle les femmes choisissent de s’organiser en tant que femmes, peut-être plus importante que les deux autres. C’est car il manque une analyse féministe du militarisme et de la guerre dans la réflexion du mouvement général.

Le militarisme et la guerre sont des produits de systèmes de pouvoir. Les deux systèmes assurant la pérennité des guerres sont 1) le capitalisme : le pouvoir de classe de l’argent et de la propriété et 2) le nationalisme : le pouvoir raciste de l’Etat, la domination blanche et la haine raciale. Tous les deux sont des systèmes d’oppression et d’exploitation et sont ainsi essentiellement et nécessairement violents. Le mouvement anti-guerre mobilise contre ces deux systèmes de pouvoir. Les féministes disent « Attendez… Il y a un autre système de pouvoir entremêlé parmi ces deux-là. Celui-ci est relève également de l’oppression, l’exploitation et la violence. Celui-ci prédispose également la société au militarisme et à la guerre. On l’appelle « le patriarcat ». Ce que les féministes entendent par patriarcat est la forme millénaire, mondiale et presque universelle de l’ordre des sexes dans lequel les hommes exercent un pouvoir sur les femmes, et qui favorise une sorte de masculinité qui se nourrit de domination et de force.

C’est pourquoi, certaines femmes avancent que le mouvement anti-guerre doit en effet traiter l’exploitation capitaliste ainsi que les impulsions racistes et nationalistes, mais aussi le pouvoir masculin systémique. Tous trois, rien de moins. La lutte pour une transformation dans les relations entre les sexes doit être reconnue comme un travail pour la paix. Au sein de nos propres mouvements anti-guerre, antimilitarisme et pacifistes, tout comme nous essayons de ne pas nous comporter comme des petits capitalistes, et tout comme nous ne tolérons pas le racisme, nous ne devrions pas tolérer le sexisme. Notre militantisme doit refléter le monde que nous voulons créer. Totalement. Lutte préfigurative, c’est comme ça qu’on appelle ça. La cohérence entre les fins et les moyens.
Je veux finir en insistant sur le fait que nous ne parlons pas ici des hommes et des femmes en tant que tels, sans parler des hommes et des femmes pris individuellement. Nous parlons de cultures – des cultures qui s’épanouissent et se multiplient partout, des salles de réunion d’une banque aux bars du samedi soir, des publicités télévisées aux jeux informatiques, des cultures qui présentent la masculinité et la féminité comme des caricatures de l'"être" humain, qui créent tout un système symbolique dans lequel des qualités particulières sont attribuées à la masculinité et lui confèrent une suprématie. Qu’est-ce qu’un « vrai homme » ? Être autoritaire, combatif, protecteur, dur, au contrôle, toujours prêt à recourir à la violence pour défendre son honneur. Il est clair que ces qualités sont profondément ancrées dans le militarisme et la guerre. Et les femmes établissent ici un lien : les vrais hommes trouvent le courage de refuser ce modèle ou bien ils le mettent en pratique. Et le mettre en pratique, ce n’est pas seulement dans l’armée mais également dans la vie quotidienne, de manière très couteuse pour les femmes. Les femmes peuvent donc difficilement éviter de voir la violence comme un continuum, qui s'étend de la cour de récréation de l'école, de la chambre à coucher et de la rue arrière au champ de bataille, de leur propre corps au corps politique.Il s’agit peut-être d’un mouvement pour un monde sans violence.

Pour en revenir aux armes nucléaires… Un jour pendant l’été 2005, deux femmes se rendent à Stockholm pour prendre la parole lors d'une réunion de la prestigieuse Commission des armes de destruction massive. Hans Blix présidait. Il les avait invitées à s'exprimer sur « la pertinence du genre pour l'élimination des armes de destruction massive ». L’idée était sans aucun doute surprenante pour la plupart de la Commission. Mais ces femmes-là étaient très respectées. Carol Cohn, directrice de Consortium de Boston sur la sécurité des genres et les droits humains et chercheuse principale à l’Ecole Fletcher de droit et de diplomatie. Felicity Hill, conseillère politique de Greenpeace International sur des questions nucléaires et de désarmement, et ancienne conseillère en sécurité à l'UNIFEM et directrice du bureau du WILPF à New York. Elles sont entendues très attentivement. Et elles évoquent la façon dont les conceptions relatives au genre - ce qui est considéré comme masculin ou féminin, puissant ou impuissant - affectent nos efforts pour stopper la prolifération des ADM. Elles s’appuient sur des recherches approfondies. Par exemple, une recherche d'initié qui a révélé la culture des jeunes garçons d'un certain institut de politique nucléaire. Une recherche qui a analysé et révélé comment la peur d’être considéré comme « doux » ou comme une « mauviette » a influencé de réelles décisions politiques de rentrer en guerre récemment. Elles citent également une recherche qui montre le lien étroit entre l’identité masculine, l’estime de soi des hommes et la possession d’une arme à feu (ou d’un couteau ou d’un pit-bull terrier). L'affinité homme-arme est une chose qui a été trouvée dans de nombreux pays comme faisant obstacle à la démobilisation après la guerre. Les deux femmes s’adressent aux membres de la Commission :
Il est désormais généralement reconnu que la possession d'armes légères et de petits calibres comporte des dimensions de genre importantes. Ce serait être naïf de penser que cette association devient tout à coup insignifiante quand nous parlons d’armes plus grosses et plus largement destructrices. Et il serait encore plus naïf encore de penser que ce n’est pas important.

Alors, au portail de femmes lors du grand blocus de l'établissement d'armement atomique d'Aldermaston le 15 février 2010, les femmes portent des bannières et des pancartes avec des messages similaires à ceux que j'ai entendus de Suzuyo Takazato au Japon, de Kim Sook-Im en Corée et de Stasa Zajovic en Serbie. Peut-être écrits par des femmes dans des pays aussi éloignés que la Colombie et l'Espagne, l'Inde et les Philippines. On peut y lire : « Dépensez de l’argent dans les services, pas dans le nucléaire », « La sécurité pour les femmes ? Désarmez la masculinité. Désarmez les militaires » et « Pas de poings, pas de couteaux, pas d’armes, pas de bombes – non à toute violence ».

Information sur l'auteur

Cynthia Cockburn était une féministe et une chercheuse, écrivaine et militante pour la paix. Ses recherches ont influencé politiciens et dirigeants dans leurs décisions, ses publications sont utilisées comme manuels dans les universités du monde entier. Elle était au camp de femmes pour la paix de Greenham Common en tant que militante ; elle a créé Les Femmes contre la Guerre du Golfe en 1981, un groupe qui s’est transformé en organisme de surveillance pendant la guerre en ex-Yougoslavie ; elle a formé le groupe londonien des Femmes en noire et en était membre et était membre de la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté. Dr. Cockburn a continué le militantisme et ses recherches jusqu’à sa mort. Pour lire plus à propos des travaux et de la vie de Dr.Cockburn, voir ici et ici.

Translated by
Fanny Valouis (FR)
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